Si l'Autriche n'existait pas

16/1/1945

 

« Si l'Autriche n'existait pas, il faudrait l'inventer ». Ce mot historique est désormais un dicton. On le répète, on le transforme, pour l'adapter à d'autres situations. Pense-t-on parfois, le prononçant, que depuis 1937,  par la volonté d'Adolf Hitler, il n'y a plus d'Autriche ?

Mais pourquoi faudrait-il inventer l'Autriche ? Quand on parlait jadis de sa nécessité, on songeait à l'équilibre politique de l'Europe. Il fallait établir un contrepoids à la puissance nouvelle de la Prusse. Il fallait barrer l'expansion slave en Europe centrale. La petite Autriche ne jouera plus jamais ce rôle. L'Empire des Habsbourg, dont le vide s'est fait cruellement sentir de 1919 à 1939, n'est pas restaurable. Il était fondé sur trop d'injustices. D'autres peuples ont le droit de vivre qu'il étouffait. Mais l'Autriche, cette contrée latine et germaine, au point d'intersection de l'Europe, si elle ne peut plus prétendre à de grands rôles politiques, est néanmoins nécessaire.

Je sais : l'Autriche a commis de graves fautes. Tout n'est pas à approuver dans la politique des malheureux chanceliers Dollfuss et Schusnig. Pourtant, il reste ceci : l'Autriche, la première, a voulu lutter contre l'hégémonie du Nazisme et, la première, elle en fut la victime. Si beaucoup d'Autrichiens ont failli, nous savons le martyre de milliers d'autres. Nous tous, les peuples qui avons été foulés au pied par l'Allemand, nous nous sentons une âme fraternelle pour ce petit pays qui, le premier, a connu nos épreuves, et nous voulons que notre victoire soit aussi sa libération.

Je sais aussi que l'Autriche est difficilement viable au point de vue économique. Aux hommes d’État à résoudre ce problème, car il doit être résolu. L'Autriche est beaucoup trop nécessaire sur un plan beaucoup plus profond que celui de la politique. Nous l'avons dit : l'Autriche est comme le nœud culturel de l'Europe, le pont du Germanisme à la Latinité. En elle, ces cultures divergentes, loin de se heurter, se composent.

Églises baroques de l'Autriche, si savoureuses. Rien des excès rococo (captivants parfois) de l'Allemagne. Je ne sais quelle règle intérieure limite, ici, le débordement des volutes. Au bord même du mauvais goût, ce goût est exquis.

Ce goût exquis, au bord même du mauvais goût, O Wolfgang Amadeus Mozart, n'est-ce pas vous ? Vous êtes toute l'Autriche, avec cette jeunesse pure, « cette fraîcheur de source qu'aucun courant n'a pu troubler ». Mozart, l'Autriche, on ne peut savoir comme ces deux mots sont synonymes. À Salzbourg, il semble que le vent même joue du Mozart, et tout n'est-il pas plein de lui, dans les rues aux enseignes délicates, dans ce Jardin des Mirabelliers, dont l'ordonnance française n'exclut pas je ne sais quel romantisme d'atmosphère, dans l'air tintant de cloches ?

Ce n'est pas de la politique ? Mais le rôle de la politique n'est-il pas de permettre à ces valeurs de s'exprimer. Il faut une Autriche, car de cette culture, l'Europe ne peut se passer. Il faut une Autriche, Wolfgang Amadeus Mozart ne peut pas être un apatride.